French at HKU
French Literature
of the 19th & 20th Centuries
Marcel Proust (1871-1922) : La mémoire du souvenir
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Marcel Proust est l'auteur d'un seul livre, À La Recherche du Temps Perdu, qui est en fait une somme monumentale sur laquelle l'auteur a consacré sa vie entière d'écrivain. Le premier volume, Du Côté de chez Swann, publié en 1913 à compte d'auteur, ne rencontre aucun succès. Mais en 1919, lorsqu'est publié le second volume, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, le titre reçoit le Prix Goncourt. Viennent ensuite Le Côté de Guermantes, (1920), Sodome et Gomorrhe (1921); après la mort de Proust sont publiés La Prisonnière(1923), La Fugitive (1925) et Le Temps retrouvé (1927).
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C'est en 1907 que Proust commence À La Recherche du Temps Perdu, et déjà il en possède le plan, qu'il a conçu "comme une cathédrale". En fait, le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. À La Recherche du Temps Perdu est une entreprise de réflexion qui commence dès le début du livre, lorsque le narrateur évoque que depuis l'enfance, il souhaitait devenir écrivain, mais ne possédait pas le génie suffisant pour trouver un sujet. Dès lors, La Recherche s'engage dans un récit de la vie du héros, qui se déroule sans incident, presque stérile, jusqu'à ce qu'il réalise, vers la fin de l'ouvrage, que c'est la vie elle-même qui est le sujet du roman. À La Recherche du Temps Perdu est ainsi l'histoire de la genèse du livre, de l'inspiration qui donne naissance au livre. Le narrateur de La Recherche écrit sous le "je" autobiographique qui revit son passé tout en le narrant (il vit l'action et en fait le récit). L'expérience est donc revécue plutôt que vécue, cette introspection permet donc l'insertion de nombreuses dimensions (réflexions, rapprochements) qui se mêlent aux souvenirs. Le narrateur est une sorte de conscience morale de l'oeuvre, tout ce que lecteur voit est vécu par le narrateur, et vu par ses yeux; le lecteur ne connaît rien d'autre que ce que le narrateur connaît. Le résultat est une sensation de solitude de la conscience, qui forge la réalité, la crée par l'imagination et les désirs : "Seule la perception erronée place tout dans l'objet, quand tout est dans l'esprit", note Proust.
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Le temps joue un rôle essentiel dans cette projection de l'esprit sur les choses, car l'homme change et vieillit et sa perception s'en trouve modifiée. Les êtres, les choses qui nous entourent évoluent également. Le souvenir est donc une autre réalité qui coexiste avec la fuite du temps, et que la littérature peut faire revivre par l'évocation. Les sens ont également un pouvoir de résurrection : la coïncidence entre une sensation présente et le souvenir de cette sensation fait revivre tout un monde de visages, de lieux, d'objets disparus. Par exemple, la saveur d'une "madeleine" remplit Proust d'une "essence précieuse", qu'il nomme "l'édifice immense du souvenir" (Du côté de chez Swann, 1913).
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La Recherche n'est pas une fresque sociale comme celle qu'a exécutée Balzac en mettant en scène près de quatre mille personnages typiques. Dans La Recherche, où il n'existe que peu d'actions dramatiques, "les personnages sont importants parce qu'on les voit souvent, au lieu d'apparaître [comme chez Balzac] souvent parce qu'ils sont importants" (J.F. Revel). La Recherche est avant tout "un témoignage sur un segment étroit de la société française du début du 20e siècle et l'histoire de la découverte du monde par le narrateur, idéalisée lors de son enfance, cette société est vue plus tard avec ironie" (J.F. Revel).
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"Ce que racontaient les gens m'échappaient, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leurs caractères ou de leurs ridicules". Ces sensations sont traduites par de longues phrases, précises comme des touches de peinture, qui décrivent avec un humour discret la complexité des esprits, des émotions, telles que la jalousie, que Proust observe chez ses contemporains.
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Avec Proust, le roman change de direction, s'éloignant du réalisme comme du symbolisme. Proust reproche au roman réaliste de n'être qu'un "misérable relevé de lignes et de surfaces". Quant au roman symboliste, Proust lui reproche sa "grande indélicatesse", car une "oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix". Le roman n'est plus, selon Proust, une sorte de "défilé cinématographique des choses", mais une interrogation sur l'auteur et son oeuvre.
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L'incipit le plus célèbre de la littérature française
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Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire: "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt-je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
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Du Côté de chez Swann, 1913
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© Denis C. Meyer-2009
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