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Eastern Narratives

Henri Michaux (1899-1984) en Chine

Henri Michaux est né à Namur (Belgique). Son enfance, solitaire et rebelle, marquée par une éducation dans un collège jésuite, constitue un élément fondateur de son oeuvre littéraire. Ses voyages (Amérique du sud, Afrique, Asie, Moyen-Orient) ont été une source importante d'inspiration. Michaux a fait également l'expérience de la mescaline dans les années cinquante et exploré son potentiel pour la création littéraire et plastique. Ses oeuvres parcourent l'angoisse de l'être-au-monde, les abîmes intérieurs, l'imaginaire et l'ailleurs.

Les textes suivants sont extraits de Un barbare en Asie, publié en 1933, au retour de son voyage en Inde, Chine et Japon.

 

L'habileté des Chinois

Le peuple chinois est artisan-né.

Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé.

La brouette, l'imprimerie, la gravure, la poudre à canon, le cerf-volant, le taximètre, le moulin à eau, l'anthropométrie, l'acupuncture, la circulation du sang, peut-être la boussole et quantité d'autres choses.

L'écriture chinoise semble être une langue d'entrepreneurs, un ensemble de signes d'atelier.

Le Chinois est artisan et artisan habile. Il a des doigts de violoniste.

Sans être habile, on ne peut être Chinois, c'est impossible.

Même pour manger, comme il fait avec deux bâtonnets, il faut une certaine habileté. Et cette habileté, il l'a recherchée. Le Chinois pouvait inventer la fourchette, que cent peuples ont trouvée et s'en servir. Mais cet instrument, dont le maniement ne demande aucune adresse, lui répugne.

En Chine, l'unskilled worker n'existe pas.

Quoi de plus simple que d'être crieur de journaux? Un crieur de journaux européen est un gamin braillard et romantique, qui se démène et crie à tue-tête: "Matin! Intran! 4e édition", et vient se jeter dans vos pieds.

Un crieur de journaux chinois est un expert. Il examine la rue qu'il va parcourir, observe où se trouvent les gens et, mettant la main en écran sur la bouche, chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche, enfin, où il faut, calmement.

A quoi bon ruer de la voix, et la lancer là où il n'y a personne?

En Chine, pas une chose qui ne soit d'habileté.

Un Barbare en Asie, Gallimard, Paris, 1933.

 

La "face" des Chinois

Un rien froisse le Chinois.

Un gosse a affreusement peur des humiliations.

Qui n'a pas été Poil de carotte ? La peur des humiliations est tellement chinoise qu'elle domine leur civilisation. Ils sont polis pour cela. Pour ne pas humilier l'autre. Ils s'humilient pour ne pas être humiliés.

La politesse, c'est un procédé contre l'humiliation. Ils sourient.

Ils n'ont pas tant peur de perdre la face, que de la faire perdre aux autres. Cette sensibilité, véritablement maladive aux yeux de l'Européen, donne un aspect spécial à toute leur civilisation. Ils ont le sens et l'appréhension du "on dit". Ils se sentent toujours regardés... "Quand tu traverses un verger, garde-toi, s'il y a des pommes, de porter la main à ta culotte et, s'il y a des melons, de toucher à tes chaussures." Ils n'ont pas conscience d'eux, mais de leur apparence, comme s'ils étaient eux-mêmes à l'extérieur et s'observant de là. De tout temps exista dans l'armée chinoise ce commandement : "Et maintenant, prenez un air terrible!"

Même les empereurs, quand il y en avait, avaient peur d'être humiliés. Parlant des Barbares, des Coréens, ils disaient à leur messager: "Faites en sorte qu'ils ne rient pas de nous." Etre la risée ! Les Chinois savent se froisser comme personne et leur littérature contient, comme il fallait s'y attendre de la part d'hommes polis et aisément blessés, les plus cruelles et infernales insolences.

Un Barbare en Asie, Gallimard, Paris, 1933.

 

La Chine et le signe

Le Chinois a le génie du signe. […]

Et seul le théâtre chinois est un théâtre pour l’esprit.

Seuls les Chinois savent ce que c’est qu’une représentation théâtrale. Les Européens, depuis longtemps, ne représentent plus rien. Les Européens présentent tout. Tout est là, sur scène. Toute chose, rien ne manque, même pas la vue qu’on a de la fenêtre.

Le Chinois, au contraire, place ce qui va signifier la plaine, les arbres, l’échelle, à mesure qu’on en a besoin. Comme la scène change toutes les trois minutes, on n’en finirait pas d’installer des meubles. Son théâtre est extrêmement rapide, comme du cinéma.

Il peut représenter beaucoup plus d’objets et d’extérieurs que nous.

La musique indique le genre d’action ou de sentiment.

Chaque acteur arrive sur scène avec un costume et une figure peinte qui disent bien tout de suite qui il est. Pas de tricherie possible. Il peut dire tout ce qu’il veut. Nous savons à quoi nous en tenir.

Sur sa figure le caractère est peint. Rouge, il est courageux, blanc avec raie noire, il est traître, et on sait jusqu’à quel point ; s’il n’a qu’un peu de blanc sur le nez, c’est un personnage comique, etc.

S’il a besoin d’un grand espace, il regarde au loin, tout simplement ; et qui regarderait au loin s’il n’y avait pas d’horizon ? Quand une femme doit coudre un vêtement, elle se met à coudre aussitôt. L’air pur seul erre entre ses doigts : néanmoins (car qui voudrait de l’air pur ?) le spectateur éprouve la sensation de la couture, de l’aiguille qui entre, qui sort péniblement de l’autre côté, et même on a en plus la sensation que dans la réalité, on sent le froid, et tout. Pourquoi ? Parce que l’acteur se représente la chose. Une sorte de magnétisme apparaît chez lui, fait du désir de sentir l’absente. […]

Aujourd’hui, pour la millième fois peut-être, j’ai regardé jouer des enfants (de Blancs). Le premier plaisir qu’en général les enfants ont de l’exercice de l’intelligence est loin d’être le jugement ou la mémoire.

Non, c’est l’idéographie.

Ils mettent une planche sur la terre, et cette planche devient un bateau, ils conviennent que c’est un bateau, ils en mettent une autre plus petite, qui devient passerelle, ou pont.

Puis s’entendant là-dessus à plusieurs, une ligne irrégulière ou fortuite d’ombre et de lumière devient pour eux le rivage, et manoeuvrant en conséquence, d’accord avec leurs signes embarquent, débarquent, prennent le large, sans qu’une personne non avertie puisse connaître de quoi il s’agit et qu’il y a là un bateau, ici le pont, que le pont est levé… et toutes les complications (et elles sont considérables) dans lesquelles ils entrent au fur et à mesure.

Mais le signe est là , évident pour ceux qui l’ont accepté, et qu’il soit le signe et non la chose, c’est ça qui les ravit.

Sa maniabilité séduit leur intelligence, car les choses mêmes sont beaucoup plus embarrassantes. Dans le cas présent, c’était tout à fait démonstratif. Ces enfants jouaient sur le pont d’un bateau.

Il est curieux que ce plaisir du signe ait été pendant des siècles le grand plaisir des Chinois et le noyau même de leur développement.

Un Barbare en Asie, Gallimard, Paris, 1933.

 

© Denis C. Meyer-2009

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