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Eastern Narratives

Marcel Monnier - L'avenir de la Chine (1899)

Marcel Monnier (1853-1918), journaliste et photographe au journal Le Temps, a parcouru la plupart des continents, l'Amérique du Nord et du Sud, l'Afrique, l'Asie et l'Océanie. De tous ces voyages, il a rapporté de nombreuses photographies et des récits qui ont fourni matière à plusieurs livres.

Le texte suivant est extrait du second volume de son Tour d’Asie, intitulé L’Empire du Milieu, publié en 1899. Après un long périple dans une Chine qui se relève lentement de sa défaite contre le Japon, Monnier réfléchit avec une clairvoyance remarquable sur l’avenir de ce pays gigantesque, qui attire les convoitises, mais qui souhaiterait rester dans l’immobilisme de son passé.       

 

L'avenir de la Chine
(1899)

Depuis un quart de siècle on s'est fort occupé de la Chine et de ses évolutions futures. La Chine, a-t-on dit — et jamais les prophéties n'ont été plus affirmatives que dans ces dernières années, surtout après la facile victoire des armées japonaises, — la Chine, instruite par la défaite va sortir de sa léthargie, regarder au-delà de sa Grande Muraille, du côté de l'Occident, mander à son chevet les docteurs européens, les représentants d'une civilisation longtemps redoutée, en réalité féconde et réparatrice. Eh bien, la vérité est que la Chine, ou pour mieux dire, ce qui lui tient lieu de gouvernement, ne songe nullement à modifier sa ligne de conduite, à faire tomber ses antiques barrières. Elle s'efforcerait au contraire d'en élever de nouvelles.. […] La Chine n'a rien appris, ne veut rien apprendre. Si parfois, et d'une façon vague, elle perçoit que peut-être il y aurait quelque chose à faire, qu'il conviendrait de perfectionner son outillage, d'améliorer ses voies de communication, de tirer meilleur parti de ses richesses naturelles, que sais-je encore, les procédés extravagants préconisés pour réaliser ces grandes choses permettent d'affirmer que, sans le concours des étrangers, jamais on ne passerait de la parole aux actes.

Il n'est pas sans intérêt […] de rechercher, d'après les conditions de la Chine actuelle, ce que nous réserve la Chine de demain sous l'influence des innovations européennes. Car c'est en vain qu'elle proteste contre la brutale poussée d'une civilisation envahissante, impitoyable, bien faite pour effrayer un peuple passionnément épris des idées et des coutumes d'antan, et dont on a pu dire, non sans raison, qu'il a les pieds dans le présent, la tête dans le passé. Le temps est proche où elle devra se résigner à l'inévitable, renoncer pour jamais au cher isolement d'autrefois. À son tour, qu'elle le veuille ou non, elle va être entraînée dans le mouvement universel.

Faut-il s'en réjouir où s'en alarmer ? En d'autres termes la Chine sera-t-elle uniquement un immense champ d'action ouvert à l'industrie européenne ? Ou bien l'Europe aurait-elle à redouter je ne sais quel choc en retour, ce péril jaune prophétisé par nombre de publicistes et que, selon eux, rendrait imminent la concurrence de cette race pullulante, laborieuse, mise en possession d'un outillage perfectionné, servie qui plus est par l'abondance et le bas prix de la main d'œuvre ? […]

On a beaucoup écrit sur la Chine et sur les Chinois. Mais en dépit de la quantité d'ouvrages de haute valeur publiés dans toutes les langues, nous sommes, dans la pratique, assez mal renseignés. Ou plutôt il semble que la multiplicité même des documents, lorsque nous voudrions en dégager quelque idée générale, loin de nous y aider, nous déconcerte et nous écrase. Il est à remarquer, soit dit en passant, que la majorité des observateurs s'est attachée de préférence à mettre en relief les singularités de la vie chinoise, tout ce qui paraît en opposition parfois blessante avec les coutumes et les bienséances européennes. De là des peintures, souvent très fidèles quant au trait, mais tout en premier plan, trop en vigueur, séparées de leur atmosphère et de leur milieu et, par suite, donnant un peu l'impression d'une caricature. […]

Le meilleur moyen de nous en former une idée exacte sera de considérer tout d'abord non pas les étrangetés, ce par quoi ces gens diffèrent de nous, mais ce par quoi ils nous ressemblent, autrement dit les qualités et les défauts dont nous constatons l'existence, à des degrés divers, chez l'Européen comme chez l'Asiatique.

Que voyons-nous ? Une race industrieuse au premier chef, âpre au travail, prête à toutes les besognes, sans pourtant travailler en esclave, marchande avant tout, vendant son labeur comme un article de commerce ; s'acclimatant indifféremment aux frimas du nord et au soleil du tropique ; d'une frugalité proverbiale, sans pour cela faire fi d'un bon morceau s'il lui tombe sous la dent, mais sachant vivre de peu ; avec cela, d'humeur accommodante, docile, insouciante du confort, d'une résistance à toute épreuve et, fait non moins remarquable, témoignant d'une parfaite égalité d'âme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

Malgré les misères inhérentes à toute collectivité humaine et les calamités locales : révolutions, famines, inondations ou sécheresses, la Chine dans son ensemble donne l'impression d'un peuple heureux, en ce sens que la qualité maîtresse du Céleste paraît être d'envisager toujours le bon côté des choses. Bonheur relatif, mais qui suffit à son ambition. Son rêve n'est pas précisément d'être heureux, mais aussi peu malheureux que possible dans les diverses circonstances de la vie. […] Il est manifeste que son système nerveux est moins éprouvé que celui d'un homme d'Occident. Le Chinois est, par rapport à nous, qui vivons tous, plus ou moins, à l'état de surmenage, de surexcitation, de fièvre, dans une condition analogue à celle de nos aïeux, lesquels n'avaient pas à compter avec les bienfaits et les menus inconvénients de la vapeur, de l'électricité, de la presse quotidienne, et dont l'existence se déroulait non point bruyante et fuyante à une allure de train-éclair, mais avec la douce lenteur des coches. […]

Assurément un jour viendra où la Chine, enfin décidée à tirer parti de ses ressources naturelles, appellera sérieusement à son aide les méthodes et les ingénieurs d'Europe, Mais supposer, comme certains esprits ardents croient l'entrevoir à brève échéance, une Chine régénérée, prête à la lutte, qui, non contente de se suffire désormais à elle-même, songerait à envahir les marchés d'occident, une Chine enfin qui ne serait plus la Chine, il semble bien que ce soit un rêve.

On objectera il est vrai, que, ce dont les Chinois ne seraient point capables, des Européens peuvent l'entreprendre et, séduits par le bas prix de la main-d'œuvre indigène, venir manufacturer en Chine des articles à notre usage auxquels les fabricants demeurés attachés au sol natal ne sauraient faire concurrence, en dépit des tarifs de douane les plus protecteurs. On oublie seulement que cet afflux de capitaux, d'industries nouvelles, aurait précisément pour effet de modifier les conditions de la vie chinoise et de provoquer, de la part du travailleur jaune, des exigences qu'il ne se ferait pas faute de formuler de façon à être entendu. Il ne faut point perdre de vue que les Chinois sont passés maîtres dans l'art d'organiser et de prolonger les grèves. On en a eu plus d'une fois la preuve à Singapore et à Hong-Kong, à Shanghaï comme à Tientsin. Il se passerait en Chine ce qui s'est produit au Japon où le prix de la vie en général et, par suite, le prix de la main d'œuvre ont quadruplé depuis dix ans. À supposer même que, par impossible, le Chinois se résignât indéfiniment à louer ses bras à vil prix, il resterait peu d'espoir, pour le manufacturier installé en Extrême-Orient, de satisfaire de si loin aux demandes d'une clientèle européenne dont les goûts changent d'un jour à l'autre suivant les caprices de la mode. D'ailleurs l'industrie, de nos jours, ne peut prospérer qu'à la condition de renouveler presque incessamment ses méthodes, de remanier à chaque instant tout ou partie de son outillage. Ce qui est aujourd'hui le dernier mot du progrès, demain paraîtra vieillerie, sera relégué dans l'ombre par quelque découverte nouvelle. Ce contact entre le producteur et le consommateur, cette constante mise au point du matériel, seront irréalisables pour le fabricant immigré en Chine. Alors même qu'il aurait à son service des voies de communication plus rapides, aucun Transsibérien n'empêchera qu'il ne soit à quinze ou vingt journées de sa clientèle ; soit pour recevoir le modèle, exécuter la commande et l'expédier, un délai de deux à trois mois, c'est-à-dire plus qu'il n'en faut pour que l'article ait passé de mode.

La Chine, d'autre part, est considérée, non sans raison, comme l'un des plus riches marchés du monde. […] L'erreur serait de voir surtout dans la Chine, — j'entends la Chine actuelle, — ce que l'on est convenu d'appeler un « débouché », en d'autres termes, trois à quatre cents millions de consommateurs disposés à adopter, sinon nos usages et nos costumes, du moins la plupart de nos produits manufacturés. Il semble qu'il y ait ici un malentendu. On envisage la Chine non pas telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être, telle qu'elle sera le jour où elle voudra sérieusement mettre en valeur les innombrables ressources de ses territoires. Pour le moment, la richesse de ce pays pourrait se comparer à ces grandes fortunes qu'il serait difficile de réaliser du jour au lendemain. Le sol est riche ; la population, prise dans son ensemble, est pauvre, ce qui ne veut point dire misérable. Mais l'habitant gagne sa vie, rien de plus. Ses besoins sont très limités ; l'article de provenance européenne, si bon marché soit-il, équivaut pour lui à un objet de luxe. Pour que la Chine devienne la grande cliente dont rêvent les fabricants d'Europe, il faut qu'elle augmente au préalable son pouvoir d'achat, qu'elle amasse davantage avant de songer à étendre ses dépenses au-delà des nécessités de la vie courante. Cette évolution économique ne s'accomplira pas en un jour, mais elle aura lieu fatalement. Ce qu'il faut avant tout à la Chine, ce sont des moyens de transport plus faciles et plus rapides, l'ouverture et l'exploitation régulière des mines, la création d'industries nouvelles. Ces résultats ne pourront être obtenus que par l'initiative européenne, avec la collaboration et sous la direction des « diables d'Occident ».

Abandonné à lui-même, ce monde en léthargie serait-il capable d'un brusque réveil ? L'affirmative a été soutenue. On a cité à ce propos l'exemple du Japon. La Chine, a-t-on dit, ne pourrait-elle pas, un jour ou l'autre, éclairée, par ses désastres, imiter son voisin ? Le Japon, si longtemps isolé, lui aussi, des autres peuples, rivé, semblait-il, à ses institutions surannées, ne s'est-il pas émancipé en un quart de siècle ?

L'argument serait sans réplique s'il était permis d'établir la moindre comparaison entre deux contrées où tout diffère : le caractère des habitants, les traditions historiques, l'éducation nationale ; entre la Chine démocrate jusqu'aux moelles et le Japon issu, comme nous, de la féodalité. Qu'est-ce, en définitive, que le Céleste Empire, sous ses apparences de monarchie absolue, sinon une vaste démocratie et, si étrange que cela paraisse, la moins gouvernée des démocraties, de beaucoup la plus libre, au point que la liberté y confine à l'anarchie. Il n'est pas de contrée au monde où l'action du pouvoir central sur la vie de la nation soit moins sensible. Aucune noblesse héréditaire ; des fonctionnaires toujours étrangers à la province, qu'ils administrent, n'ayant qu'un but, édifier, per fas et nefas, leur fortune et dont le mot d'ordre peut se traduire par le dicton trivial : « plumer la poule sans la faire crier ». On y arrive, avec un peu de doigté, un bon fonctionnaire étant tenu de savoir la limite précise qu'il ne saurait franchir sans provoquer les récriminations, les placards, les émeutes et autres incidents non moins fâcheux. Tout ce qu'on exige de son honnêteté, c'est de doser ses exactions de manière à ménager l'opinion publique qui est en fait la véritable souveraine et a toujours le dernier mot.

De là, entre les gouvernants et les gouvernés, peu ou point de relations, aucune confiance ; absence absolue d'esprit public, indifférence profonde de la nation pour toutes les affaires politiques du moment qu'elles n'affectent point immédiatement les intérêts de l'individu ou de la famille.

Il en va tout autrement au Japon. Ici le système féodal d'autrefois avait créé entre les chefs et le peuple ces liens d'assistance mutuelle et de confiance réciproque, cette solidarité d'intérêts qui ne pouvaient exister en Chine. Le daïmio, le seigneur, résidait sur sa terre ; il était directement intéressé à la prospérité, au bien-être de ses vassaux, au développement de leurs arts, de leurs industries et pouvait compter, en retour, qu'au premier signal, ils le suivraient avec une foi aveugle, d'un élan unanime. La révolution de laquelle est sorti le Japon actuel ne fut point, ne l'oublions pas, un mouvement spontané des foules, mais l'œuvre raisonnée d'une élite. […]

Si le sort eût permis que la Chine populeuse fût élevée au même régime, s'accoutumât par des siècles de féodalité au dur métier des armes, à l'action, aux témérités impétueuses, alors certes, en présence de ces multitudes, l'Europe eût pu trembler. Mais la Chine, Dieu merci, loin d'être envahissante et conquérante, fut toujours envahie, toujours conquise. Elle a été la proie des Mongols, la proie des Mandchous. Elle s'en console en absorbant ses vainqueurs. Quels seront ses maîtres de demain ? Cela ne la préoccupe guère. Au fond, peu lui importe que celui-ci ou celui-là promène sur les actes officiels le pinceau trempé dans le vermillon. On peut morceler la Chine sans que la situation en soit changée de façon appréciable. N'est-elle pas déjà divisée à l'infini par le fait de son particularisme étroit ? L'empire démembré, la nation demeurerait, penchée sur ses comptoirs ou sur ses champs, enfilant des sapèques ou grattant la terre, occupée à son travail d'insecte, sans se demander qui la gouverne, facile à conduire, estimant que tout est pour le mieux du moment que l'on peut acheter et vendre et cultiver son jardin. Telle elle a toujours été, telle vraisemblablement elle restera, non pour l'effroi, mais pour l'étonnement du monde.


Le Tour D'Asie, Vol. 2, L'Empire du Milieu, Plon, Paris, 1899.

© Denis C. Meyer-2016

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